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| L'Empoisonneuse

L'empoisonneuse

Parfois, la recherche d'une employée se transforme en véritable audition, on n'obtiendrait pas tant d'exigences pour le rôle principal d'une pièce de Shakespeare. C'était le cas, ce jour-là, chez Mme M. Ann. La vingt-cinquième candidate au poste de domestique venait de sortir de la maison furibonde… Ann se dit qu'elle avait bien fait de ne pas l'employer : trop susceptible. Si lui dire qu'elle était trop vieille suffisait à la vexer, elle n'osait pas imaginer quel aurait été le résultat si elle l'avait employée….

Ce manège, ça faisait maintenant deux semaines qu'il durait, deux semaines de vaines recherches : trop vieilles, trop antipathiques, trop laides… Il fallait dire que les critères de sélection de la maîtresse de maison étaient quelques peu étranges. Elle ne cherchait pas une domestique qui eût de l'expérience, ou maintes autres qualités, non, elle cherchait une jeune et belle domestique. Pourquoi cela ? Sans doute parce qu'en tant que peintre, elle se complaisait à ne voir que les belles choses, tout ce qui était laid semblait l'importuner.

Quelques coups furent frappés à la porte d'entrée, Ann alla rapidement ouvrir se demandant si elle allait encore découvrir une vieille femme décrépie. Elle tourna la poignée. Ses yeux noisette clignèrent un instant comme étourdis. Une jeune fille, d'une vingtaine d'années peut-être se tenait sur le perron, de longs cheveux noirs tombaient en cascade sur ses frêles épaules encadrant un visage à la rondeur ni trop prononcée, ni trop anguleuse, parfait en quelque sorte, des pommettes faisaient ressortir l'amande de ses yeux verts… N'avait-elle pas la perfection incarnée, là, juste devant ses yeux ?

-Bonjour madame, j'ai entendu dire que vous cherchiez une domestique et…

La voix de l'inconnue faiblit, elle lança un regard interrogateur à celle qu'elle espérait son futur employeur. Ann restait sans voix, comme dans une sorte d'hébétude, éblouie par autant de finesse, de beauté, de grâce ! Après quelques secondes de silence, Mme M. se ressaisit.

- Oui, on vous a bien renseignée… Vous commencez tout de suite ?

-Bien sûr, répondit la domestique avec un divin sourire.

Cette charmante créature s'appelait Louisette, comme quoi, la perfection peut avoir un nom des plus communs. Qui aurait su aussi que la perfection incarnée ne savait cuisiner que le pot au feu ? Délicieux pot au feu certes, même après une semaine de ce plat Ann ne s'en lassait toujours pas. A chaque repas, elle éprouvait le même émerveillement en voyant ce petit corps menu apporter la cocote, puis ses fines mains servir ce plat, lui enlevant toute sa vulgarité. Servi par Louisette, le pot au feu devenait un festin de roi !

Les semaines passaient, et pourtant le charme de Louisette opérait toujours, toujours ce même effet, cette même impression de bonheur en sa présence. Mais en plus, elle était devenue la Muse de l'artiste peintre, depuis son arrivée les tableaux de Mme M. reprenaient vie, ils plaisaient de nouveau, son succès était grandissant.

-Louisette, vous ne voudriez pas poser pour l'un de mes tableaux ?, demanda Ann lors d'un dîner.

L'employée s'arrêta net, elle en fit tomber l'assiette vide de sa maîtresse. La porcelaine se fracassa par terre, et la domestique s'affola en bafouillant des excuses confuses, ramassant les débris en se coupant les doigts. Voyant cela, Ann se précipita  pour l'arrêter, saisissant ses mains déjà ensanglantées.

-Arrêtez ! Vous êtes folle ? Regardez vos mains !, s'écria la peintre.

Louisette s'était stoppée, conformément aux ordres, et regardait ses mains comme si elle les découvrait pour la première fois.  Puis ses émeraudes humides fixèrent son employeur, cette femme aux courts cheveux blonds. Pourquoi diable se préoccupait-elle tant du sort d'une simple domestique ? Et puis pourquoi voulait-elle la peindre ?

-Veuillez m'excuser, madame, mais ce que vous m'avez proposé, cela m'a tellement surprise, murmura la jeune fille aux cheveux d'ébène. Je ne voudrais pas vous décevoir, mais, madame, je refuse de poser nue pour vous.

Ann l'observa un instant sans rien dire, et ne put s'empêcher d'éclater de rire.

-D'où vous vient cette idée ? Je ne vous demande pas de poser nue ! Juste de poser habillée, vous êtes tellement belle qu'il serait dommage de ne pas immortaliser votre beauté.

-On ne pose pas toujours nu ?

-Bien sur que non ! Vous croyez que l'on dessine la Cène avec des nudistes ?

Ce fut l'argument de choc, Louisette accepta de rester immobile quelques heures devant les yeux noisette de l'artiste plutôt que de faire son ménage quotidien. Le tableau fut entièrement achevé après une semaine de travail acharné. Le résultat étonna le modèle, elle avait l'impression de se voir dans un miroir, l'artiste, elle, trouvait toujours à redire, mais ça, c'est le propre des artistes.

Cela faisait six mois que Mme M. et sa chère Louisette cohabitaient. Au pot au feu, s'ajouta la poule au pot. La maîtresse de maison éprouvait toujours le même étourdissement en voyant jour après jour sa petite Louisette. Une chose apparaissait évidente maintenant aux yeux de Mme M., elle aimait Louisette plus que personne, et jamais elle ne voudrait la voir partir.

Ce fut le quinze du mois de mai que tout se chamboula pour les deux âmes de la maison. Des coups énergiques furent tapés à la porte d'entrée, comme Ann n'était pas très loin de celle-ci, elle se chargea elle même d'ouvrir. Sa surprise fut grande quand elle découvrit sur le seuil de la porte, un agent de police.

-Bonjour monsieur l'agent, dit-elle malgré la surprise. Que nous vaut votre visite ? 

-Je viens pour l'arrestation de St Cier Cédric présent dans votre maison.

-Pardon ? Il n'y a aucun Cédric St Cier ici, je ne vis qu'avec une domestique.

-Alors je ne fais pas erreur, madame. St Cier est aussi connu sous le nom de "l'empoisonneuse".

Ann resta interdite. Comment croire ça ? Mais comment nier la parole d'un agent de l'Etat ?

-Je crois qu'il vaut mieux que j'aille la…

-le, rectifia le policier.

-Oui, qu'il vaut mieux que j'aille le chercher seule…

La femme laissa l'agent rentrer puis partit d'un pas rapide. Où pouvait-elle être ? Louisette, sa Louisette… Hors de vue du policier, elle ne se retint même plus de courir. A l'heure qu'il était Louisette devait faire le ménage dans sa chambre à l'étage, c'était sa destination. Elle ouvrit la porte essoufflée.

-Ils m'ont retrouvé c'est bien cela ?,demanda Louisette assise sur le lit.

-Oui… Ils vous ont retrouvée. Que vous veulent-ils ?

-Oh, ils ne font qu'appliquer la loi, j'ai tué à ce jour dix personnes, des assassinats prémédités… Empoisonnement…Vous auriez pu être le onzième. Mais vous n'étiez pas comme les autres.

-Que voulez vous dire par là Louisette ?

-Maintenant que vous le savez, appelez moi plutôt Cédric.

-Mais vous n'êtes pas un homme !, s'époumona la jeune femme.

Pour toute réponse, elle n'eut que la vison d'un torse nu, totalement plat, dépourvu de toute forme féminine, un torse dont la maigreur recouvert de dentelles trompeuses passait pour celui du sexe opposé…

-Vous voyez, je suis bien un homme…, dit-il avec un sourire moqueur.

-Je vous préférai avant… Mais là n'est pas la question, pourquoi ne m'avez-vous pas tué ?

-Parce qu'ici, j'étais enfin aimé par quelqu'un. Enfin non, on aimait enfin une illusion que représentait mon apparence.

Ann s'avança vers la fenêtre de la chambre et l'ouvrit.

-Venez, on part, intima-t-elle à celui qui avait été sa domestique.

-Mais on est au premier étage !

-Et alors ? De toutes façons, c'est cela, ou on se fait prendre de suite. Vous choisissez ? 

"L'empoisonneuse" sauta en premier… Ce fut aussi lui qui fut exécuté en premier. Ann sauta ensuite, elle n'eut pas de chance, elle ne put pas se relever. Cédric resta avec elle. Ils furent tous deux arrêtés. Ils furent condamné ensemble, la même peine, l'un pour avoir fait l'atroce, l'autre pour l'avoir pardonné et voulu sauver celle qu'elle aimait.

Les deux exécutions ne firent même pas d'émules, peu de personnes vinrent voir l'exécution.

-Je vous aime Louisette, cria-t-elle.

-Moi aussi Ann… Je vous aime à en mourir.

Ce fut leur dernière conversation.

 Fin

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